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15 février 2010 1 15 /02 /février /2010 09:59
Un semblant paternel : le masque du vampire
Yohan De Schryver

Pré texte

Mardi, un jour comme les autres, si ce n’est qu’en rentrant dans ma classe, les étudiantes sont bien plus bruyantes que d’ordinaire. A peine franchi le pas de la porte, Stéphanie me demande si je vais à l’avant première de «Twillight». Sans m’accorder de temps de réponse, elle poursuit en me disant, dans une effervescence s’intensifiant davantage, qu’elle, elle a déjà son ticket. J’essaie de remettre un peu d’ordre dans un flot de paroles indiscernables, tâchant d’entendre chacune sur ce qui, de toute évidence, me semble les occuper. Pour une écrasante majorité, c’est bien la sortie, le mercredi en huit, du deuxième volet de la saga du même nom qui suscite l’agitation. Elles ont adoré le premier sorti, il y a tout juste un an. Je fais mine de ne pas m’en étonner plus que de raison et demande à la même Stéphanie de m’expliquer un peu le contenu de l’histoire. «C’est une histoire d’amour entre un vampire et un fille ordinaire» me lance-t-elle, presque instantanément. Le brouhaha reprend à nouveau et de plus belle, dans cette classe constituée exclusivement de jeunes filles de 18 ans. «Il est beau», «Qu’est-ce qu’elle est chiante», «L’histoire est prenante», «Vous devez regarder Monsieur», «Non il faut qu’il lise, les livres sont quand même mieux». Manifestement, ce film leur parle beaucoup. Je termine mon cours, épuisé, sans même l’avoir donné! L’heure aura servi presque exclusivement à réguler les prises de parole pour que chacune puisse en dire au moins quelque chose. Toutes, sans exception, reconnaissent avoir apprécié le film, même à des degrés divers évidemment.

Sur le chemin du retour, très interloqué par ce qui venait d’avoir lieu, je me demandais ce que pouvait raconter cette histoire pour provoquer une telle agitation. Après une rapide recherche sur Internet, il y apparaît que le marché s'est emparé de cet engouement et participe à un phénomène appelé bit-lit, littérature mettant en scène de jeunes héroïnes en prise avec des vampires ou des loups-garous, et ce, en déclinaison de la chick-lit qui a connu un gros succès dernièrement (littérature de filles axée notamment sur le shopping et la romance; littéralement : littérature de poulettes). Les mots de Stéphanie firent de nouveau écho. «Histoire d’amour», «vampire», «fille ordinaire». La question me vint : La bit-lit et Twilight particulièrement, ne nouait-elle pas quelque chose chez ces étudiantes de 18 ans en équilibre sur les bords de l’adolescence et de l’âge adulte. Les vampires attirèrent davantage ma curiosité. Ne sont-ils pas ceux-là qui mordent, fondamentalement tueurs, des morts-vivants assoiffés de sang ? Qu’ont-ils de si attrayant? Je pense à Dracula, à Entretien avec un vampire, plus récemment, à Buffy, Angel. En fin de compte, les vampires n’avaient pas, non plus, quitté ma propre enfance, mon adolescence. Je les avaient connus aussi. Dès lors, ne constitueraient-ils pas, d’une certaine manière, une sorte de mythe, au sens que Lacan lui donne de mi-dit qui touche à l’inconscient ouvrant par là un savoir sur lui1.
Bettelheim disait aussi d’ailleurs que: « Pour qu’une histoire accroche vraiment l’attention de l’enfant, il faut qu’elle le divertisse et qu’elle éveille sa curiosité. Mais pour enrichir sa vie, il faut en outre qu’elle stimule son imagination; qu’elle l’aide à développer son intelligence et à voir clair dans ses émotions. Qu’elle soit accordée à ses angoisses et à ses aspirations ; qu’elle lui fasse prendre conscience de ses difficultés, tout en lui suggérant de solutions aux problèmes qui le troublent. Bref, elle doit, en un seul et même temps, se mettre en accord avec tous les aspects de sa personnalité sans amoindrir, au contraire en la reconnaissant pleinement, la gravité de la situation de l'enfant et en lui donnant par la même occasion confiance en lui et en son avenir»2.

Dans ce sens, dans la mesure où Twilight a bel et bien «accroché» les étudiantes de ma classe, cet éclairage qu’apporte Bettelheim sur les histoires à travers le filtre de l’enfance ne peut-il pas être porté avec autant de justesse sur l’adolescence et les difficultés qui y sont inhérentes et donc, érigé en postulat de travail? Ainsi, en acceptant ce dernier, parcourir la bit-lit et en amont, la littérature de vampires, pourrait apporter, en retour, un éclairage actuel sur l’essence «Ado».

D’une manière générale, les histoires de vampires, dont «Dracula» de Bram Stoker, en 1897, reste probablement la plus fameuse, dépeignent le triomphe du mal. Ces derniers se tapissent dans l’ombre, guettant leurs proies humaines pour mieux sauter dessus et s’abreuver de leur sang. Nous leur prêtons des pouvoirs hypnotiques et une force extraordinaire. Le teint blafard, ils dorment dans des cercueils le jour, condamnés à fuir toute lumière qui, avec l’ail et autres crucifix, constituent l’ultime moyen de les anéantir. Bref, des personnages obscurs donc, incarnant par inversion nos craintes les plus enfuies, démons intérieurs extériorisés à l’appétit dévorateur et dont il faut percer violemment le coeur. Aujourd’hui, loin des aspirations érotico-gothiques des premiers écrits, ces personnages nocturnes ont évolué en s'humanisant. Avant le roman «Entretien avec un vampire» d’Anne Rice, le vampire est un en effet un autre, un alter-égo, hautement détesté. Avec ce roman de 1976 où le héros livre son histoire à un journaliste, naît alors un personnage avec une part d'humanité qui, a fortiori, ne peut être fondamentalement si mauvais. Il évolue en un homme capable d'aimer en lutte avec ses démons intérieurs. Humanisée, la figure du vampire, notamment dans Twilight, est ainsi devenue moins antipathique, presque idéalisée en personnage digne d’amour autorisant davantage le jeu des identifications, justement difficiles à l’adolescence3.  

La symbolique du vampire reste malgré tout assez évidente. La morsure est une métaphore de la relation sexuelle, la soif du sang, de la pulsion sexuelle comme Freud, d’une certaine manière l’avait émis dans ses Conférences d’introduction à la psychanalyse y précisant que «Libido est censé de manière tout à fait analogue à la faim, nommer la force avec laquelle s’extériorise la pulsion, ici la pulsion sexuelle, comme dans le cas de la faim, la pulsion nutritive»4.

Cependant, au-delà de cette approche collective du vampire, c’est davantage, dans Twilight, une histoire qui se soutient justement de cette symbolique, la relation qu’entretiennent les personnages entre eux, qu’ils soient humains ou non, les écueils ou les apaisements que chacun rencontre dans son parcours avec l’Autre, dans les eaux troubles de l’adolescence, qui ont éveillé mon intérêt et ma curiosité.

Cette quadrilogie, s’intitule, en français, Saga du désir interdit. Et quel autre titre aurait pu être mieux choisi pour une histoire qui parle d’amour à l’adolescence? Le premier volet dont je parlerai ici, Fascination5, est avant tout, d’ailleurs, une histoire d’amour. Nul besoin alors de lire Freud pour saisir rapidement la portée sexuelle d’un amour impossible entre une jeune fille, Bella, et un vampire, Edward, qui doit sans cesse redoubler d’efforts pour ne pas la dévorer rappelant inévitablement que le chaperon rouge aime à se faire peur en flirtant avec le grand méchant loup 6. Et si c’est d’amour dont il s’agit, c’est donc un amour courtois et chaste qui nous est raconté par l'héroïne elle-même. Cependant, conjointement, nous est présenté également un amour menaçant, dramatique, typique de l’adolescence, vérifiant la malédiction qui pèse sur le sexe et illustrant le combat du sujet avec son destin anatomique7. J’ai tenté, à travers leur histoire, de mettre en évidence les points-charnières singuliers de leur rencontre et de leur parcours, tout en veillant à garder à l’esprit à la fois l’identification béate que me semblaient trouver ces étudiantes du même âge que l’héroïne et l’éclairage psychanalytique que je peux y déceler.


À partir de sa chambre d’enfant, sortant par la fenêtre

Si pour Freud, du côté de l’identification symbolique, la tâche première de l’adolescent est de se détacher de l’autorité parentale c’est dans ce sens que Bella, 17 ans, décide, résolue, de quitter la ville ensoleillée de Phoenix. Elle y mène une vie solitaire sous la coupe de sa mère jeuniste identifiée à sa fille et dépendante d’elle. Elle pressent qu’elle ne peut combler sa mère, déprimée par l’absence de son second mari qui voyage beaucoup. Elle rejoint ainsi son père qui, des années plus tôt, n’a pas pu, non plus, faire exception et mettre de point d’arrêt du côté de la mère pour prendre figure de père symbolique8. Bella dira en effet à plusieurs reprises combien son père n’aura pas pu interdire sa mère et barrer la jouissance incluse dans leur rapport. Bref, jusqu’à son départ, peu de place est laissé au propre désir de Bella9.

«Comment ma mère aimante, imprévisible et écervelée allait-elle se débrouiller sans moi ?» (p14).
«Au début, elle est restée avec moi. Mais il lui manquait, Elle était malheureuse... Bref, j’ai décidé qu’il était temps que je connaisse un peu mieux Charlie» (p61).


Ainsi, même si cet acte «l’horrifie» (p14), seule face au désir béant de sa mère et pour lui échapper, elle décide donc de s'installer chez son père, affectueux mais solitaire et qu'elle n'a pas vu depuis son enfance. Renonçant à tout ce qu'elle aime mais surtout, à être objet de sa mère, elle est certaine qu’elle ne s'habituera jamais à un endroit où l'anonymat dont elle jouissait jusqu’alors à Phoenix est interdit. Cependant, en vivant avec son père, peu à la maison, Bella sait, d’une certaine manière, qu’il la laissera vivre sa vie, une autre vie, une vie à elle.

«Charlie a une grande qualité : il n’embête pas les gens.» (p19).
«Je ne voulais pas lui demander sa permission - ça aurait créé un précédent fâcheux» (p.93)
«Elle manquait d’entraînement. Aussi loin que je me rappelle, c’était la première fois depuis mes huit ans qu’elle essayait de faire preuve d’autorité parentale» (p494-495)
«Je ne peux pas prendre soin d’eux toute ma vie. J’ai la mienne aussi» (p.501)

Elle aimera mener cette vie indépendante qu’elle cherchait en quittant Phoenix. Elle peut  enfin avoir des secrets pour quelqu’un - son père, ce qui lui était refusé par sa mère qui continue d’ailleurs, même à des milliers de kilomètres, à la harceler par des demandes de nouvelles adressées par mail. Elle trouve une vie neuve, aventureuse faite de surprises et d’énigmes intimes. Un changement s’opère. Une transition est désormais possible. Le désir peut se frayer un passage.


Corps en questions et identifications
 
Bella s’inquiète de son entrée au lycée où forcément, dit-elle, ça parlera d’elle. Son corps l’interpelle. Elle s’inquiète de son teint pâle, de sa maladresse. Mille questions la traversent. Le savoir qu’elle a construit dans son rapport aux autres défaille, l’imaginaire se fracasse10. En effet, Bella, dont la vie est marquée de transformations douloureuses, de pressentiments et d’errements11, ne se reconnaît plus dans l’enfant qu’évoque encore parfois son père. En réponse à cette défaillance de son fantasme, elle est inquiète, incertaine, sans cesse plaintive. «Je serai la nouvelle, venue de la grande ville, un objet de curiosité, un monstre» (p20) dira-t-elle, nous indiquant par là le chemin qu’elle emprunte pour répondre au réel qui surgit en elle, chemin des nouvelles identifications qu’elle cherche à inventer. Elle sera vite l’objet de convoitise de trois de ses amis et particulièrement, d’Edward, un vampire.
Ainsi, alors que Bella est persuadée de sa transparence, de son insipidité et ce, malgré les  nombreuses entreprises de ses admirateurs, pour Edward, il en est autrement. Elle lui paraît toute autre que ce qu’elle prétend être. Lui qui a la faculté de lire dans les esprits, il est pourtant incapable de déchiffrer celui de Bella qui lui reste entièrement imperméable.  Bella a aussi une odeur à laquelle il peine à résister et un goût rarissime, «succulent» précise-t-il. Ainsi, elle envisage dans les yeux de son vampire de petit ami le reflet de ce qu’elle n’aurait jamais pu être sans lui.
« - Je m’agace moi-même plutôt. Je suis tellement transparente. Ma mère m’appelle son livre ouvert
   -Je ne suis pas d’accord. Je te trouve au contraire très difficile à déchiffrer» (pp. 62-63)
«Il se pencha et déposa un baiser sur le sommet de ma tête. Il gémit (...)
-Tu sens tellement bon sous la pluie, m’expliqua-t-il
C’est bien ou c’est pas bien? Demandai-je avec circonspection.
Les deux. Comme toujours, les deux» (p.383)

Edward, quant à lui, se considère, comme le reste de sa famille d'ailleurs, comme un «végétarien». Chasseur et buveur de sang, il ne se nourrit cependant pas de sang humain mais de sang animal. Il est écoeuré par cette pulsion que son père lui a appris à contourner à grands coûts de frustration. Il est identifié aux signifiants «vampire végétarien», à l’essaim de semblants sous-tendus. Là où il ne ressent que honte et dégoût, Bella, elle, voit l’homme blessé, mystérieux, divisé, et non le vampire. Par là, elle fera tremplin à un élan insoupçonné d’humanité en lui.
« C’est moi qui décrypte les cerveaux des autres, et c’est toi qui te crois folle» (p.199)
«Tu angoisses non parce que tu vas mettre les pieds dans un nid de vampires, mais parce que tu as peur que ces vampires te rejettent, c’est ça? (...) Tu es incroyable, conclut-il en secouant le menton» (p343)

De plus, si Bella humanise le vampire, elle humanise également cette pulsion qui le dégoûte et lui permet de s’en distancer tant elle l’éprouve tout autant. Il se décale de sa vraie nature qu’il commence à accepter, à ironiser.
«- Je voulus m’éloigner. Ses mains refusèrent de me lâcher
  - Non, c’est supportable. Une minute s’il te plaît. (...) Je suis plus fort que je ne le pensais. Ça fait plaisir de l’apprendre.
  - J’aimerais pouvoir en dire autant de moi-même. Navrée.» (p305)
«D’ailleurs je n’ai absolument pas peur de toi. (...) Tu aurais mieux fait de te taire, s’esclaffa-t-il avec espièglerie. (...) Je ne le vis pas me sauter dessus (...)Tu disais? Me nargua-t-il avec un nouveau grognement de comédie» (...) Que tu es le plus terrifiant de tous les monstres» (p.368)

Bref, tous deux semblent éprouver leur singularité par la découverte d’un Autre qui n'acquiesce pas aux identifications respectives. Ils y décèlent ce dont chacun manque sans pour autant, durant une longue partie de l’histoire du moins, qu’aucun ne succombe. Ils sont ainsi amenés à faire l’expérience de leur manque-à-être tant chacun opère, pour l’autre, un dévissage des identifications, autorisant par là quelques décalages12. Dévoilant leur authenticité, ils laissent accessible la voie d’une acceptation, chacun constituant ainsi pour l’autre, d’une certaine manière, un point d’où il peut se sentir aimé et aimable, différent de ce qu’il était comme enfant.


L’effraction des sens et le non-rapport sexuel

Très rapidement dans l’histoire, s’opère en Bella une déconnexion entre son être d’enfant et son être de femme13. Elle ne reconnaît plus la petite fille qu’elle était à Phoenix où elle était restée à côté de la vie amoureuse. Elle est fascinée par la beauté d’Edward et de sa famille. Tous sont d'une beauté irréelle. Ils lui renvoient à la fois un idéal de beauté dont elle est persuadée ne pas faire partie et un étrange sentiment de proximité.
«J’éprouvai un élan de compassion, parce que, aussi beaux fussent-ils, ils restaient des étrangers rejetés par leurs pairs.» (p33).

Edward l'attire plus particulièrement. Elle le regarde, l’observe, le scrute. L’objet regard, mis en exergue, dans les premiers temps de la rencontre, joue de toute évidence un rôle primordial dans la rencontre de l’objet sexuel, ici le vampire, et le plaisir de le conquérir14(p8).
«Sa voix n’aurait pas dû m’être aussi familière - comme si j’en avais connu le timbre toute ma vie et non depuis quelques petites semaines. De mauvaise grâce, je me retournai. Je ne coulais pas ressentie ce que je savais que je ressentirais devant son visage trop parfait. J’arborai une expression prudente ; la sienne était indéchiffrable. Il n’ajouta rien» (p87)

Leur première rencontre est cependant un échec remarquable qui témoigne de leur savoir absent sur le sexe qui fait effectivement trou dans le réel15. Elle entre en salle de cours, lui la sent aussitôt. Cela éveille en lui un terrible appétit. Il est torturé. Il a soif de son sang. Il est littéralement assailli d’une surcharge libidinale qu’il peine à maîtriser16. Il a envie d’elle, mais ne peut se résoudre à passer à l’acte, risquant de mettre à mal cette éducation «végétarienne» si péniblement reçue de son père.
«J’ai été contraint de fournir un effort démesuré pour me retenir (...) Lorsque tu es passée près de moi, j’aurais pu détruire en une fraction de seconde tout ce que Carlisle a bâti. (...) C’était comme si tu étais une sorte de démon surgit de mon Enfer personnel pour me détruire. L’arôme de ta peau... J’ai cru devenir fou (...) Il fallait que je m’enfuie, que je m’éloigne avant de ne pouvoir retenir les mots qui t’auraient incitée à me suivre...» (p392).

Bella, elle en reste embêtée, hébétée. Elle le scrute du coin de l’oeil sans perdre un détail de ce qui fait monter en elle à la fois une gène ridicule mais un sentiment d’unicité. Son désir, aussi, pointe le bout de son nez et ça la met dans tous ses états.
«Pendant que j’allais me présenter au prof et faire signer ma fiche, je l’observai en catimini. Au moment où je passais devant lui, il se raidit sur son siège et me toisa. Son visage trahissait cette fois des émotions surprenantes - Hostilité et colère. Choquée, je m’esquivais rapidement en m’empourprant. Je trébuchai sur un livre qui traînait et dus me rattraper à une table. (...) Je vis du coin de l’oeil Edward changer de posture et s’éloigner, se pressant à l’extrême bord de son tabouret, la figure de biais comme s’il tâchait de fuir une mauvaise odeur. (...) La main posée sur sa jambe gauche, serrée, formait un poing où se dessinaient les tendons sous la peau blême.» (pp. 34-35)
« J’étais pressée de me rendre à l’école à cause d’Edward Cullen. Et c’était très bête» (p66)

Bref, le conflit fait rage, à tel point que, pour Edward, le cours semble une éternité. Au coup de sonnerie, épouvanté par l’effraction de son désir, il quitte la classe et n’y reviendra  d’ailleurs plus pendant plusieurs jours.
Quand il revient après de longs jours d’absence (utilisés pour s’abreuver de sang animal et préparer ses retrouvailles avec Bella), l’atmosphère n’en est pas moins tendue pour autant. Le premier sujet de conversation ne pourra être autre que celui de la pluie et du beau temps... «Il pleut beaucoup, tu aimes la pluie? J’aime pas l’humidité...» (p.60). Bref ils sont tous les deux dans l’embarras le plus total. Toute l’intrigue s’enroule alors autour d’un rapport sexuel impossible et angoissant les deux protagonistes qui ne peuvent s’abandonner l’un à l’autre. Elle risque en effet de mourir s’ils couchent ensemble tant il pourrait ne pas résister à son sang et ils le savent tous les deux. Le sexe est irrémédiablement mis à distance dans un jeu litotique dans lequel, constamment, ils s’emprisonnent. L’opposition vampire/humain est à son paroxysme.
«-Il vaut mieux que nous ne soyons pas amis. Fais-moi confiance. « (p. 88)
«Il devait avoir remarqué à quel point je m’intéressais à lui; il ne souhaitait pas m’encourager... Donc, une amitié entre nous était exclue... Parce que je lui étais complètement indifférente (...) Je n’étais pas intéressante. Lui, si. Fascinant... Brillant... Mystérieux... Parfait... Beau et sûrement capable de soulever d’une seule main des fourgons d’une tonne.» (p. 93)
«-Franchement, Edward! (Prononcer son prénom déclencha des frissons en moi, je me serais donné des gifles.) Ton comportement m’échappe. Je croyais que tu ne désirais pas être mon ami.
J’ai dit que ce serait mieux que nous ne le soyons pas, pas que je n’en avais pas envie» (p. 98)

Les deux personnages sont empêtrés dans leur désir neuf qui les terrifie. La pulsion et sa décharge, la relation sexuelle, les angoissent. Ils ne savent pas comment s’y prendre. Même sous les draps, la retenue est le seul barrage à l’angoisse de la morsure, à l’engloutissement. Rien ne vient border le trop-plein de jouissance et pour Bella, certainement pas le relatif silence de ses parents quant à la chose sexuelle, à l’ «en trop» de cette dernière .

Alors, il prit mon visage entre ses mains, presque brutalement, et me donna un long et vrai baiser (...) Frissonnant de plaisir, j’ouvris la bouche.
Nom d’un chien, Bella! S’écria-t-il. Tu as juré ma mort ou quoi? (...)
Tu es indestructible, marmonnai-je en essayant de reprendre ma respiration.
Ca s’était avant que je te rencontre. Allez, filons avant que je ne m’autorise un geste vraiment stupide, gronda-t-il.» (p.386)
« (...) Edward s’enroula autour de moi, sous les draps. (...) Il rit, quelque chose frôla mes cheveux - Ses lèvres? J’aurais voulu me tourner vers lui pour le vérifier, mais je devais être sage. Inutile de lui rendre la situation plus ardue.» (p.328-331)
«J’avais beau adorer ma mère, ce n’est pas un sujet que j’avais envie d’aborder avec elle» (p494)

Bref, ce réel avec lequel Edward et Bella sont ici aux prises n’est pas sans illustrer celui de la puberté que déplie A. Stevens17 en ce sens qu’il est à la fois articulable à la disjonction de l’image et de l’identification symbolique tout en prenant la voie du surgissement innommable du non-rapport sexuel. Il est l’irruption d’un organe marqué par le discours en l’absence d’un savoir sur le sexe, en l’absence d’un savoir sur ce qu’il peut en faire face à l’autre sexe 18.
Cependant, ces difficultés leur permettront de se rejoindre. C’est en effet dans la faille de l’Autre qu’ils peuvent progressivement trouver un appui. Chacun, submergé par la découverte d’un désir inédit, conçoivent que ce non savoir est à accepter et commence à organiser son rapport au monde et à la jouissance à la place du non-rapport sexuel.
« - J’aimerais tant, murmura-t-il; j’aimerais tant que tu sentes la... Complexité... La confusion... Que j’éprouve. Que tu comprennes.
(...)
  - Tout ça m’est beaucoup plus familier que tu ne le penses» (p 300)
«- Je ne suis pas habitué aux émotions humaines. Est-ce toujours ainsi?
Pour moi? Non, c’est la première fois» (p300)


Risque de mort, risquer la vie

Si une des réponses symptomatiques au non-rapport sexuel est une réorganisation des  identifications, une autre n’en reste pas moins, comme le rappelle A. Stevens19 et J.-D. Matet20, l’acting out, une certaine prise de risques21. Sa relation avec Edward met Bella en danger et elle n’en est pas dupe. Elle lui dit qu’il ne l'effraie pas, effrayée quand même  à l’idée d’être mordue. Elle prend vie dans cette division, cette prise de risques dont elle se pensait incapable. Elle s’assure de la valeur de son existence et rejette au plus loin la peur de son inconsistance et de son insignifiance22. Elle s’abandonne à la vie au risque de la mort dans une recherche d’authenticité qui la sécurise face à sa peur d’une relation sexuelle dangereuse. Ses valeurs et ses idéaux sont mis au travail pour cerner davantage ce qui lui convient, pour assumer son désir. Elle limite ainsi la jouissance du corps, la régule, l’authentifie par une marque symbolique contrebalançant une castration peu opérationnelle23.
« Maintenant que je savais (...) Parce que, lorsque je pensais à lui, à sa voix, à ses regards hypnotiques, à la force magnétique de sa personnalité, je n’avais envie de rien d’autre que d’être avec lui» (pp155-156)
«Il me voulait saine et sauve, ne cessai-je de me dire. Je n’avais plus à espérer  en cette profession de foi, à croire que ce désir pu finirait par l’emporter sur tous les autres, moins avouables, que je lui inspirais. Quelle alternative avais-je, de toute façon? Couper les ponts? Intolérable. Depuis mon arrivée à Forks, j’avais vraiment l’impression que toute ma vie s’était réduite à lui» (p. 272)
«Je ne sais pas combien de temps nous restâmes ainsi immobiles. (...) Je devinais que, à tout instant, l’effort risquait de se révéler trop éprouvant, et que ma vie pouvait se terminer. (...) Néanmoins , je n’arrivais pas à éprouver de peur. Je ne pensais à rien, si ce n’est à ce premier contact intime.» (p299)
«Je me sens très en sécurité avec toi, confessai-je, fascinée par cette façon que j’avais de lui dire la vérité.» (p188)


Dernière partie en retour sur le terrain de l’enfance

C’est à travers la rencontre avec un autre vampire, James, que le réel, réel de la rencontre, surgira une seconde fois et de manière plus brutale. James veut la mordre et d’autant plus qu’il a perçu le caractère protecteur d’Edward qui, lui, ne veut certainement pas être le tiers lésé. La lutte entre les deux vampires s’engage. S’en est beaucoup trop pour Bella qui s’aperçoit de la place d’objet qu’elle occupe pour eux. L’angoisse devient alors trop forte là où le fantasme construit durant l’enfance n’opère plus de façon correcte face à ce nouvel enjeu du sexe24. La réorganisation progressive des identifications que sa relation amoureuse avec Edward laissait possible ne suffit plus. En barrage à cette angoisse, Bella fuit, avec l’aide des frères et soeurs d’Edward. Elle fuit d’ailleurs sans lui tant les menaces de l’autre prédateur se font présentes et tant l’excédant de jouissance met en danger son équilibre.
Elle quitte ainsi Forks et donc son père qui n’a pu faire réponse, une fois de plus. Se refusant à lui expliquer la situation, en fait sans mots pour le pouvoir, elle choisira alors ceux que sa mère avait elle-même utilisés lorsqu’elle l’avait quitté des années plus tôt. Elle lui reprochera, non sans culpabilité, son incapacité à nouer loi et désir.  
Je ne tiens pas à être enfermée comme maman dans cette stupide bourgade qui suinte l’ennui! (...)
Laisse-moi partir Charlie.
C’était les derniers mots que ma mère lui avait lancés avant de franchir le même seuil tant d’années auparavant (...) (p.419)
Elle décide de prendre, seule, le risque d’être mordue, anéantie, dans une scène se jouant dans une salle de danse que Bella associe à son enfance. Quand elle y entre, cette salle est désertée. Elle s’y fait mordre par James même si c’est Edward qui, finalement, sera l’auteur de la morsure salvatrice qui dissipera les souffrances de la belle.
C’est donc bien sur le terrain de son enfance que Bella doit livrer combat pour en sortir différente, non encore transformée mais non moins vivante. Vivante après et malgré la morsure d’Edward. Au terme de cet épisode, la salle de danse est en friche, brûlée après les affrontements des deux vampires. Le passé est dépassé pour faire place à un présent qu’elle assume de vivre désormais. Le futur peut s’envisager, se construire.

Adulte, responsable de sa jouissance

L’adulte est principalement mis en perspective à travers le père d’Edward, Carlisle. C’est lui qui, des années plus tôt, a sauvé Edward, mourant, en le transformant. L’adulte est ainsi celui qui (re)donne la vie, un père. Vampire de plus de trois cents ans, il a appris à résister à la soif, à la pulsion. Cela lui a permis ce geste présenté comme rarissime, extraordinaire. Il s’est interrogé sur l’origine de sa division, celle-là même qui touche Edward aujourd’hui.
Etre capable de mordre sans risquer de tuer devient possible et envisageable pour Edward puisque cela l’a été pour son père. La jouissance sexuelle peut être ordonnée à la réalisation de l’acte sexuel dont l’acmé, pour Freud, se trouve précisément dans la reproduction25.
Aussi, Carlisle détourne cette pulsion pour mieux la maîtriser. Carlisle est d’ailleurs médecin et manipuler le sang est même devenu un travail très aisé. C’est le seul personnage présenté avec cette force. Il est respecté au plus haut point par Edward qui voit en lui l’aboutissement de ce qu’il faut devenir pour mettre un terme à ce qui le malmène.
Le sujet adulte est ainsi, dans Twilight, comme le rappelle E. Laurent26, un sujet responsable de sa jouissance, «un sujet qui pourrait répondre  de sa jouissance de façon différente de la lamentation qu’écoute le confesseur. (...) Il ne s’agit pas du père Idéal comme maître de la jouissance, comme maître du désir, mais celui qui a été jusqu’au bout d’un désir dans sa particularité et qui en a éprouvé les conséquences, les restes»27.
«Il a trouvé sa vocation, sa pénitence, sauver des vies humaines. (Le visage d’Edward prit une expression respectueuse, presque révérante.) (...) Il lui a fallu presque deux siècles d’efforts déchirants pour parvenir à exercer un total contrôle de lui-même.  Aujourd’hui, il est presque immunisé contre l’odeur du sang humain et il est capable d’accomplir le travail qu’il aime sans souffrance. L’hôpital lui apporte une grande paix.» (p.363)

C’est sur ce chemin qu’est mis le jeune vampire. De l’abstinence aux frêles tentatives de baisers, en passant par la consommation de sang animal, il est finalement contraint d’extraire du venin des veines de Bella, après morsure. Dans une scène évoquant l’orgasme, Edward doit en effet mordre Bella pour la sauver, soutenu, d’ailleurs, par la voix de son père. Le difficile exercice, impensable au début de l’histoire, trouve pourtant une entreprise heureuse à son terme. Il peut aller au-delà de sa crainte de ce que Freud appelle la «petite mort» que Bella éprouve pendant la morsure. Une perspective sur la vie adulte se dessine ainsi quand de son père et de ses semblants imaginaires, Edward se sert pour pouvoir s’en passer28, pour avancer dans cette zone où le savoir lui manque29. Carlisle n’incarne donc pas seulement le père qui dit «non», mais aussi et surtout le père qui, à l’image de l’Homme masqué de Wedekind, introduit Edward au désir en disant «oui»30 à l’élan de nouveauté qui l’assaille. De cette manière, à la fin de l’histoire, Edward sortira temporairement de son désarroi en trouvant une façon de jouir de l’inconscient qui ne lui soit pas mortelle31.
«Carlisle, je ... Je ne suis pas sûr d’y arriver, murmurait Edward, sa belle voix au supplice. (...)
  Mais je finis par me calmer, lentement, au fur et à mesure que ma main s’engourdissait et que la douleur s’atténuait. Le feu faiblit, lueur rouge de plus en plus lointaine. Je me sentis de nouveau glisser dans l’inconscience  et j’eus peur de retomber dans les eaux noires et de perdre Edward dans les ténèbres.» (p.483)
«Ca paraissait impossible, murmura-t-il et pourtant je l’ai fait. Je dois vraiment t’aimer, ajouta-t-il avec un faible sourire.»


Références bibliographiques

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