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9 avril 2011 6 09 /04 /avril /2011 16:56

par Katty Langelez

 

Je vais commenceri par situer l'évolution du concept de réel dans l'enseignement de Jacques Lacan en m'appuyant sur un texte de Jacques-Alain Miller « Les paradigmes de la jouissance » paru dans la revue de La Cause freudienne n°43 . Et je serai aussi amenée à introduire des éléments nouveaux que lui-même développe actuellement dans son cours hebdomadaire dans lequel il traite de la question qui occupe Lacan à la fin de son enseignement «  qu'est-ce qui à la fin est réel dans nos représentations ? »

 

Le premier mouvement de Jacques Lacan contre la situation de l'Ecole de psychanalyse dont il faisait partie dans les années 50, c'est-à-dire l'IPA, a consisté à redonner la première place au Symbolique là où les psychanalystes de son époque se fourvoyaient dans des débats englués par l'imaginaire avec les thèmes privilégiés de l'agressivité, du contre-transfert, des émotions, du moi fort adapté à la réalité, etc. Jacques Lacan restitue toute sa valeur au Symbolique en reprenant la lecture des textes de Freud avec les nouveaux outils que sont les concepts de la linguistique : le signifiant/le signifié/la signification et le sens, la métaphore et la métonymie, etc. Lacan défend la thèse un peu passée inaperçue dans le corpus freudien mais bel et bien présente - surtout dans L'interprétation des rêves et dans Le mot d'esprit et ses rapports à l'inconscient - selon laquelle l'inconscient est structuré comme un langage.

 

La mise en ordre ainsi effectuée, l'Imaginaire prend une place seconde, certes importante puisqu'il permet la structuration du sujet dans le miroir et la constitution de son Moi. C'est donc une manœuvre de Lacan pour opérer un dégonflage de l'inflation de l'imaginaire. Dans cet ordre-là, on a donc en premier le Symbolique, en second l'imaginaire et en troisième position, le Réel. C'est un ordre à aussi comprendre comme un classement : du plus important au moins important. A cette époque de l'enseignement de Jacques Lacan, le mot réel est équivalent, synonyme de la réalité. Ce troisième terme dans l'ordre n'a pas joui d'une grande élaboration, ni publicité. Il est le résultat du mariage entre le Symbolique et l'Imaginaire pour constituer la réalité c'est-à-dire une vue sur le monde extérieur.

 

S,I,(R) --> Réel = Réalité

 

Dans son premier cours de cette année, Jacques-Alain Miller avance cette proposition qu'à l'époque pour Lacan, le Réel c'est le Symbolique. C'est le Symbolique parce que ce qu'il appelait le Réel à cette date était exclu de l'analyse. Ce qu'il isolait comme le réel au sens où nous l'entendons aujourd'hui, c' était dans le sujet le noyau de Symbolique à l'occasion incarné par la phrase.

 

Ce que Lacan a trouvé dans le structuralisme, c'est une réponse à la question du réel qui lui a paru opératoire dans la psychanalyse pour passer de la parlotte au réel et qui l'a conduit à poser que ce qui est réel et ce qui est cause dans le champ freudien, c'est la structure du langage.

 

En quelque sorte le Réel est exclu, entièrement résorbé par la structure symbolique. Le Symbolique est un des noms du Réel, c'est le Réel comme wirklich (vérité), le réel comme cause. Quand à l'Imaginaire, il s'attache à montrer que c'est un moindre être, l'Imaginaire est de l'ordre de la représentation, de la Bild (l'image, la photo en allemand). Même quand des images paraissent gouverner, elles ne tiennent leur puissance sur le sujet que de leur place symbolique. A cette époque, Lacan classait la jouissance du côté de l'Imaginaire. Cela n'entrait pas dans le Réel. La Jouissance était un effet imaginaire du corps en tant qu'image.

 

Dans un deuxième temps, Lacan a élaboré une théorie du fantasme c'est-à-dire d'un cadre qui organise la réalité à partir d'une association du Symbolique et de l'Imaginaire. Il ne s'agit bien sûr pas ici de l'acception courante du terme fantasme sexuel uniquement mais du fantasme dans sa dimension de « fantaisie », de petite histoire que le sujet se raconte pour donner sens au réel. Lacan écrit le fantasme :

 

$ <> a

 

C'est une écriture qui rend compte du fait qu'il s'agit là de l'organisation des rapports du sujet à l'autre. C'est ce qui pour le sujet fait écran au Réel mais c'est en même temps la fenêtre sur le Réel. En ce sens, le fantasme est une fonction du Réel, une fonction subjectivée, singularisée, du Réel. Il est le Réel pour chacun, ce qui laisse à l'horizon la possibilité que franchie cette fenêtre singularisante, le sujet ait accès au Réel pour tous.

 

Le fantasme, ce sont les lunettes avec lesquelles le sujet regarde le monde, son point de vue, son interprétation. C'est une boite à interpréter le monde. Freud en avait repérer quelque chose dans son texte « un enfant est battu ». Énonciation d'un fantasme du sujet qui associe à la fois la crainte d'être battu par le père, le plaisir de voir un autre enfant battu par le père et puis le désir, inconscient bien sûr, d'être soi-même battu par le père. A partir de là, on comprend que la vie de certains sujets soient organisées autour de la dénonciation, ou du combat contre les violences parentales par exemple, ou de leur réparation dans le soin donné aux enfants et qu'en même temps ils prennent une position personnelle dans l'existence qui prête à se faire taper sur les doigts, au propre comme au figuré. On peut se référer au travail de Bernard Seynhaeve et d'autres Analystes de l'Ecole qui ont témoigné de l'organisation signifiante et imaginaire d'une vie par un fantasme qui au terme d'une analyse peut se remettre en question, se traverser pour s'organiser autrement.

 

Avec l'élaboration du fantasme, Lacan en arrive à distinguer radicalement réalité et réel.

 

$<>a => Réel # Réalité

 

La réalité est donnée par le cadre du fantasme et le Réel est ce qui reste au-delà de ce cadre. Donc il n'y a pas une réalité mais des réalités et même chacune a la sienne. Comme les fantasmes sont assez typés, il y en a un certain nombre finalement assez restreint et on peut trouver à parler avec des gens qui ont un point de vue assez similaire au vôtre. A partir de là on peut donc croire qu'on se comprend. On voit ainsi s'accentuer la dimension du malentendu et la difficulté de la communication entre les individus. A partir du moment où le Réel est ce qui est hors de ce cadre symbolique et imaginaire, comment l'aborder puisqu'on ne peut rien en dire ? Il reste inaperçu, a-perceptible et indicible.

 

Le troisième temps chez Lacan à partir de la septième année de son Séminaire, c'est celui de l'assimilation du Réel et de la Jouissance. La Jouissance est interdite. Elle est d'une part régulée par le désir dont la structure est toujours d'insatisfaction et d'autre part par le fantasme dont je viens de vous parler. Donc ce qui en reste, ce qui n'est pas saturé par le désir et le fantasme, est rejeté dans le Réel comme impossible. Il n'y a donc d'accès au Réel et à la Jouissance que par forçage ou transgression de la Loi.

 

R(impossible) ≡ J


Quatrième temps qui prend forme dans le Séminaire XI, c'est le temps des objets a. Lacan essaye d'attraper ce reste de Jouissance qui l'embarrasse dans sa clinique par une nouvelle formalisation qui va au-delà de la théorie freudienne. Il fait basculer son objet a de l'ordre imaginaire (c'était le petit autre) à une écriture symbolique d'un bout de réel. Ce petit a est alors de l'ordre de ce qui est traumatique, inassimilable et pourtant présent dans le fantasme. Le fantasme conjugue alors le Symbolique et le Réel.

 

Les efforts de Lacan pour construire une théorie sont nourris par le souci de sa pratique clinique. S'il continue à élaborer et à modifier ses concepts, c'est pour tenter de rendre compte de ce réel auquel il a affaire dans les cures. Et ce qui résiste au traitement psychanalytique, c'est bien sûr la Jouissance. Donc Lacan articule la Jouissance aux objets extraits du corps : l'objet oral (avec le sein), l'objet anal (avec les fécès), l'objet génital (avec le phallus), il rajoute ensuite l'objet regard et l'objet voix. Il y mettra pendant un temps aussi l'objet rien puis l'enlèvera de la liste ainsi que le phallus qu'il extraira aussi de la liste des objets a pour lui donner un statut tout à fait particulier. Effectivement dans la clinique, on constate, et plus particulièrement dans la clinique des psychoses, que l'objet oral, l'objet anal, le regard et la voix, sont les lieux privilégiés de la Jouissance et de son dérèglement. Ces objets a sont censés être perdus pour les sujets névrosés et ils font retour dans le fantasme. Le a de l'écriture du fantasme $<>a prend un autre valeur ici, n'est plus le petit autre mais l'objet a, morceau de Réel. Cette nouvelle formalisation de Jacques Lacan traduit son effort pour faire rentrer la Jouissance et le Réel dans une écriture, une symbolisation. Petit a est un élément de Jouissance mais d'une écriture signifiante. La Jouissance n'est donc plus impossible, elle est normalisée par une nouvelle écriture.

 

Réalité = $ <> a (Réel)

 

Dans cette perspective, la fin de l'analyse se joue sur les modalités du rien, comme assomption du manque. C'est ici le Réel comme inassimilable avec des restes symptomatiques. C'est le réel comme trognon après que l'on ait grignoté toute la pomme imaginaire. Mais ce trognon est là un peu comme un boomerang, il vous revient dans la figure.

 

Le renversement suivant, cinquième temps, se produit dans les Séminaires XVI et XVII. C'est sans aucun doute au sein de l'enseignement de Jacques Lacan une révolution copernicienne. A partir de là, tout va être chamboulé, mis sans dessus-dessous par ce à quoi Lacan se résigne face à la clinique : le Symbolique ne fait pas que tuer la Chose, il est aussi porteur du poison de la Jouissance. Ce n'est pas innocent d'avoir appelé ce Séminaire, L'envers de la psychanalyse. Il prend effectivement les choses à l'envers. L'accent est mis sur le signifiant comme marque de Jouissance et en même temps, il introduit une perte de Jouissance et il produit alors un supplément de Jouissance : l'objet a qui devient plus-de-jouir. Dans cette nouvelle conception, en même temps que la Jouissance est interdite, elle peut être dite entre les lignes. Il y a une équivalence entre le sujet et la jouissance. Et donc ce qui se véhicule dans la chaîne signifiante, c'est la Jouissance. Finie donc la belle illusion qu'en remettant du cadre on va tout régler, qu'en parlant de ce qui ne va pas on va éradiquer le mal. Dans ce temps de l'élaboration de Lacan, le poison de la Jouissance est introduit dans le Symbolique mais le système tient encore. Le Symbolique transporte la Jouissance mais opère quand même une perte, un moins qui est ensuite obturé par les objets a, objets plus-de-jouir dont la liste s'étend alors à tous les objets de l'industrie, de la culture, à tous les objets de consommation.

 

S~J (Réel)

 

Le 6ème et dernier temps de l'enseignement de Jacques Lacan, que l'on appelle aussi le tout dernier Lacan, pousse les termes du temps précédent à leur aboutissement. Ce qui provoque un ouragan sur tous les autres concepts construits par Lacan jusque là. Il n'y a plus que des débris qui ne tiennent plus ensemble et Lacan tente de reconstituer un nouvel appareil conceptuel. Du fait de l'introduction de la Jouissance dans le Symbolique, le concept du langage, celui de la parole comme communicative, le Nom-du-Père, le symbole phallique, tout ça ne tient plus. A la place de l'Autre du langage vient lalangue en un seul mot pour rendre compte de ce qu'est le langage dans l'inconscient, comment il est parasité, habité par la Jouissance. Exemple : Le 'reusement de Michel Leiris ou tetable pour dire petite table. Vous en connaissez tous de ces petits restes qu'on vous a relatés à votre propos ou à propos d'enfants que vous connaissez. Ils sont parfois complètement hors sens comme le « pacon » de mon fils à l'âge de 1 an et demi qui désignait tous les véhicules moteurs ou le « crème hygratante » d'un autre enfant qui introduisait dans l'hydratante le chatouillis que cette crème provoquait avec comme corrélaire l'envie de se gratter. On peut également trouver dans les dialectes comme le wallon beaucoup de traces de lalangue dans la mesure où ce ne sont pas des langues régies de la même manière par une grammaire et une orthographe. (Cfr, Mon monnonke derrière la ligne six frites par Paul Biron)

 

Le cours de Jacques-Alain Miller, « La fuite du sens », paru pour sa plus grande partie dans Les Feuillets du Courtil n°12, La Cause Freudienne n°34, Letterina Archives n°4 et Quarto n°60, permet d'appréhender ce grand chamboulement et le décalage de tous les concepts précedents. La jouissance est partout dans la structure qui ne la régule plus, elle est infiltrée de tous les côtés et elle mène la danse. Une lalangue n'est rien de plus que l'intégrale des équivoques que l'histoire du sujet y a laissé persister. Il y a au niveau de lalangue une autre finalité que celle de la communication. C'est une finalité de jouissance au point de qualifier la communication de semblant. L'apparole, c'est un nouveau concept de la parole qu'appelle la transformation du concept du langage en concept de lalangue. L'apparole est le nom propre de la parole comme appareil de jouissance.

 

 

Réel = Lalangue

 

 

 

Je vais maintenant prendre deux formes de poésie très différentes pour illustrer la place de lalangue en tant qu'émergence de l'inconscient réel.

 

 

 

Extrait paru dans Libres de poésie aux Editions Dérives:

 

Les mots qui sont sur les cahiers

Font ce qu'ils veulent

Les mots qui ont fait du mal

Sont prisonniers

Les gens s'entendent pas toujours avec les mots

Y'a des mots qui s'en foutent

Et ça les gens n'aiment pas

Les mots peuvent crier sur les gens

Enfin ils peuvent pas

Mais ils le font quand même

Ou des fois les mots

Se bouchent les oreilles

Ils ont des grandes oreilles

Et ils savent pas courir vite

Les gens les rattrapent

Mais les mots ont une pièce

Pour se cacher

Dans une maison en bois

Il y a des mots flèches

Des mots bancs

Et des mots chèques

Il y en a qui sont phrases

Et y'en a qui sont seuls

Ils préfèrent

Mais les gens et les mots

Vivent ensemble

Même quand ils se cachent .

 

Il s'agit ici du produit d'un atelier d'écriture qui a été tenu par une intervenante voici quelques années et qui a obtenu moyennant subsides la publication de ces quelques livres originaux. Les personnes qui ont participé à cet atelier d'écriture sont toutes dites « handicapées mentales » mais le plus souvent derrière le handicap, c'est la structure de la schizophrénie qui apparaît. La ponctuation, le phrasé et l'orthographe sont bien sûr organisés par l 'intervenante et donc ne reflètent pas dans l'écriture même, contrairement à la lecture du livre de Paul Biron, les équivoques, les malentendus, le sens qui file. Si cela nous apparaît poétique, ce ne l'est pas pour le sujet qui lui fait l'effort de raconter une histoire à partir d'une image, d'un dessin. Le sujet dit ici au plus juste sa difficulté avec le langage et avec les mots remplis de vivant, les mots qui ne peuvent s'apprivoiser, les mots qui n'en font qu'à leur tête. Le sujet témoigne du réel auquel il a affaire et qui lui fait tellement de difficultés et pourtant c'est, pour nous lecteurs, poétique. Le sujet en effet parle de telle manière que nous pouvons croire qu'il s'agit de métaphores et qu'il attrape ainsi une « vérité » que nous supposons, apercevons mais à laquelle nous n'avons plus accès. C'est cela qui nous fascine et nous parle en tant que sujet de l'inconscient réel, non pas structuré comme un langage mais comme une lalangue. Dans « Clinique Ironique » (in Cause Freudienne n°23), Jacques-Alain Miller souligne la valeur de fiction des mots, de la parole. Seul le sujet schizophrène d'être justement hors discours baigne dans le réel.

 

D'un autre côté, nous avons la poésie de Wislawa Szymborska, auteur polonaise qui a reçu le prix Nobel de Littérature en 1996. Par des procédés poétiques complexes, c'est-à-dire d'une très grande simplicité, elle fait apparaitre un réel refoulé que la plupart préfèrerait voir resté refoulé. Un de ses poèmes, intitulé Encore (Jeszcze), par la mise en jeu du rythme et de la matérialité sonore m'est apparu comme un cernage tout à fait particulier d'un réel qui bien sûr échappera toujours mais qu'elle parvient à faire apparaitre à son lecteur.

 

Encore

 

Dans des wagons de plomb

des prénoms parcourent le pays,

mais où vont-ils comme ça,

en descendront-ils jamais

ne demandez pas, je ne dirai pas, je ne sais pas.

 

Le prénom Nathan tape du poing contre la paroi,

le prénom Izaak chante égaré,

le prénom Sara supplie pour avoir de l'eau pour

le prénom Aaron qui meurt de la soif.

 

Ne saute pas en marche, prénom David.

Tu es un prénom maudit,

qu'on ne donne à personne, qui n'a pas de maison,

assez lourd à porter dans ce pays.

 

Ton fils n'a qu'à porter un prénom slave,

parce qu'ici chaque cheveu on recense

parce qu'ici on partage le bon grain de l'ivraie

en fonction du prénom et de la taille des paupières.

 

Ne saute pas en marche. Ton fils sera Lech.

Ne saute pas en marche. Il n'est pas encore temps.

Ne saute pas. La nuit se répand comme un rire

et imite le bruit des roues sur les rails.

 

Un nuage d'humains passait sur le pays,

d'un grand nuage, petite pluie, une larme,

petite pluie, une larme, temps sec.

Les rails conduisent dans le bois noir.

 

Tak to, tak – oui, c'est ainsi – cogne la roue. Un bois sans clairière.

Tak, to tak – oui, c'est ainsi – par le bois roule un transport d'appels.

Tak, to tak – oui, c'est ainsi – réveillée la nuit j'entends

tak to, tak, le fracas du silence dans le silence.

 

(Cette traduction est personnelle. Elle est en partie inspirée par la traduction française de Potr Kaminski que l'on trouvera dans le recueil intitulé Je ne sais quelles gens, Wislawa Szymborska, Poésie Fayard, 1997, pp. 22-23.)

 

La poésie est-elle un discours qui, comme les autres, traite le réel en le recouvrant ? Ne peut-elle pas , à l'occasion de ce poème par exemple, plutôt que de le recouvrir, le soulever et donner envie de se taire...comme lorsque vous marchez dans les sous-bois de Birkenau et que vos pieds s'enfoncent dans les cendres des disparus d'Auschwitz. Deux procédés semblent ici à l'oeuvre pour dévoiler l'horreur sans la nommer : l'un est d'utiliser les prénoms dans toute leur grandeur anonyme. L'autre est une onomatopée dont la valeur de signification rejoint la position de ceux qui laissent passer les convois. Deux procédés d'une sobriété étonnante qui en disent bien plus long que tout autre discours.

 

Le premier paragraphe de ce poème introduit au coeur du problème : des prénoms voyagent dans des wagons de plomb, on ne connait pas leur destination, on ne sait pas s'ils en descendront. Tout le décor est dressé sans pourtant rien en nommer : ni la guerre, ni les Juifs, ni Auschwitz. Mais pourtant le lecteur sait d'emblée de quoi il est question. C'est toute la valeur absurde et surréaliste de la situation qui se trouve ainsi mise en avant. Mais les velléités que manifesterait le lecteur à s'interroger sont tout de suite arrêtées. Il n'y a pas de questions à poser et c'est un impératif « nie pytajcie », ne demandez pas. Et c'est alors que l'auteur répond à la première personne du singulier : je ne dirai pas, je ne sais pas. Elle prend là à son compte, en tant que je, une position face aux wagons qui passent? De mettre le non-dire avant l'ignorance indique bien qu'il s'agissait de ne pas vouloir savoir ce qui se savait très bien. Il réside ici un étrange paradoxe où l'on peut admirer le courage de l'auteur d'assumer sa position de lâcheté.

 

A ce premier paragraphe, le dernier répond très fort. L'auteur reprend à la première personne du singulier qu'elle aurait entre-temps délaissée pour dire que la nuit elle ne dort pas mais qu'elle entend le fracas du silence dans le silence. Et le silence quoiqu'on en pense peut hurler à l'occasion. Même quand on ne veut rien savoir, rien dire, les bruits se mettent à parler comme ceux produits par les roues d'un train sur les rails. Et c'est une onomatopée qui vient répondre aux questions que l'on aurait voulu faire taire « tak, to tak ». Oui c'est ainsi. Personne ne répond, seul le bruit des roues contre les rails fait réponse dans le silence. Cette onomatopée a son histoire dans la littérature polonaise, elle a la force d'une signification qui émerge dans le non-sens et l'absurdité, celle d'un assentiment silencieux. C'est aussi la position fataliste qui apparait très souvent dans le bavardage de la vie quotidienne polonaise : « oui, c'est ainsi (il faut se résigner) ». Ce n'était après tout que des prénoms qui voyageaient. Des pré-noms, même pas des noms. L'utilisation des prénoms, ou plus exactement du procédé qui consiste à réduire des être humains à des prénoms donne un effet d'anonymat du plus intime d'un sujet. Le prénom Nathan n'a pas de nom, il est irréalisé, inexistant, réduit à l'ombre d'un mot.

 

A l'envers de l'écriture « poétique » du schizophrène qui témoigne du réel dans lequel il baigne, Wislawa Szymborska débusque le réel refoulé, le soulève, lui donne son ampleur, son horreur et tout en l'assumant pour elle-même le renvoie comme une claque à tous ceux qui ont regardé les trains passer sans bouger. Elle renvoie les sujets à leur noyau de jouissance inclus dans l'onomatopée : ne rien dire, c'est consentir. Ne rien dire, c'est acquiescer au mal radical, au désir de mort, au meurtre.

 

L'analyse de ce poème est déjà parue en partie dans un texte paru dans Quarto n°66, A propos de Wislawa Szymborska par Katty Langelez.

 

Concernant l'émergence de l'inconscient réel dans la lalangue, on peut se rapporter également aux témoignages des Analystes de l'Ecole, sur la fin de l'analyse, spécialement à celui de Bernard Seynhaeve dans un texte intitulé « Ce qui s'écrit à la fin d'une analyse » paru dans Tresses n°33 (revue de l'ACF-Aquitania) et celui de Jacqueline Dhéret, intitulé « Miettes sonores » et paru dans la Cause freudienne n°58. Tous deux rendent compte d'une forme d'écriture réelle très particulière, chez Bernard Seynhaeve le corps faisant la plume qui ne peut cesser d'écrire l'impossible rapport sexuel et chez Jacqueline Dhéret dans un petit bruit du souffle du corps qui renvoie à un mot de la lalangue condensant une jouissance innommable.

 

 

 

 

iTranscription retravaillée de deux interventions faites dans le cadre des Ateliers de formation du CRIPSA 2010-2011

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